Forum « Une représentation est-elle une présentation à nouveau ? » (suite)
- Pourrions-nous reprendre cette conversation sur les représentations ?
- C'est-à-dire ?
- Tu as parlé la dernière fois d'une « représentation bourgeoise de l'art, de l'artiste et de la création » en suggérant qu'elle était erronée, pourrais-tu développer ?
- Développer, je ne sais pas mais je peux vous raconter, par exemple, une nouvelle de Borgès que j'aime beaucoup. Quelqu'un trouve un manuscrit dans un meuble acheté chez un antiquaire. Il s'agit de la traduction d'un texte latin. Le texte est écrit par un centurion de l'époque de la grandeur de l'empire romain. L'homme est peut-être en Egypte et pour une raison que j'ai oublié, il va se retrouver seul, sans son armée et partir en exploration de la limite des mondes. Il arrive dans un espace où se trouvent des populations troglodytes qui habitent près d'une étendue d'eau qui entoure un château en ruines ou abandonné. Ces personnes mènent une vie très rudimentaire, se nettoyant, se nourrissant, dormant ou contemplant. Une vie végétative comme certains et certains disent. Le centurion parle de son horreur au contact de ces populations qui n'ont pas de langage et parlent par onomatopées et cris. Il estime venir d'un monde raffiné et civilisé et être en contact avec des êtres humains totalement arriérés. Mais les uns et les autres l'ont accepté parmi eux sans mot dire. Un jour, le centurion décide de traverser l'étendue d'eau et d'aller voir le château. Un des troglodytes l'accompagne en silence. Peut-être il y a t'il des sables mouvants et le troglodyte l'air de rien le guide, je ne me souviens pas exactement de la nouvelle, je vous raconte bien sûr ce qu'elle est devenue chez moi. Bref, devant le château, le troglodyte cesse de le suivre. Le centurion visite le château dont certaines pièces sont encore en très bon état et le centurion remarque que l'architecte devait être fou car certaines pièces sont conçues à l'envers avec des lustres au sol et du parquet au plafond, toute l'architecture du château semble être une tentative d'architecture à l'extrême. Toute cette sophistication en ruine est un contraste avec les jours précédents vécus par le centurion dans le rien et le presque rien des journées partagées quasi en silence avec les troglodytes. Lorsqu'il ressort du château, le troglodyte qui l'avait accompagné est toujours là et dort au sol. Il semble l'attendre. Le centurion pense alors à Argos, le chien d'Ulysse dans le récit de l’Odyssée. Ils traversent ensemble l'étendue d'eau retournent dans leurs grottes, puis, alors que la chaleur dans ce monde est écrasante, arrive un orage et de fortes pluies. Toute cette population sans paroles sort des grottes et danse sous la pluie en exprimant sa joie et sa satisfaction par des cris. Le centurion retrouve le troglodyte qui l'avait accompagné et, sous la pluie et la joie, dit « Argos », l'autre le regarde profondément et dit en grec « Argos, chien d'Ulysse ». Le centurion est bouleversé, dans ce monde brut et qu'il croit de brutes, voilà quelqu'un qui connaît l'Odyssée. Il tente de se rappeler son grec, il est un centurion romain et parle latin, et demande à l'autre s'il connait l’Odyssée. L'autre lui répond qu'il n'est pas qu'il connaît l'Odyssée, mais qu'il l'a écrit. C'est Homère.
- Oh la la la quelle histoire ! Mais quel rapport avec la représentation bourgeoise de l'art et de l'artiste ?
- Ben, t'as qu'à réfléchir par toi-même un peu, je ne vais pas faire tout le boulot à ta place quand même !
- Bon, moi aussi, je voudrais raconter une histoire, je ne sais pas s'il s'agit d'une représentation bourgeoise de l'art et des artistes mais des représentations du corps sexué féminin.
- Euh …
- L'autre jour, j'ai regardé un clip de la chanteuse RIHANNA, elle a fait un clip avec la mannequin actrice Laetitia CASTA. J'avais entendu un mec dire à la radio que c'était un clip « hot » donc j'ai voulu allé voir ce que c'était qu'un clip dit « hot ». RIHANNA chante une chanson titrée « te amo ». Grosso modo, le clip met en scène des désirs saphiques entre les deux meufs puis des partouzes avec de jeunes éphèbes mais bon, rien n'est montré, tout est suggéré ou symbolisé. Enfin, je n'ai pas regardé jusqu'au bout parce que c'était vraiment nul. Mais alors les corps de ces demoiselles, c'est horrible !
- Ben, elles sont plutôt hyper bien gaulées, les deux miss, non ?
- Je croyais que « bien gaulé » voulait dire « en avoir une grosse »…
- Une grosse quoi ? Poitrine ?
- Oui, elles sont bien « foutues », bien sûr : plastiquement il n'y a aucun souci, pour les photos, c'est top mais dès que leurs corps se meuvent, il y a un gros problème, enfin pour ce que j'en ai vu dans ce clip.
- Mais je croyais que « être bien foutue » cela voulait dire « être bien baisée ».
- Bon alors comment est-ce que tu dis en bon français que des meufs ont de beaux corps ?
- Des beaux corps en photos ou en mouvement ? À regarder ou à toucher ?
- J'ai vu ce clip de la RIHANNA https://youtu.be/Oe4Ic7fHWf8 et je l'avais trouvé terriblement vulgaire et de mauvais goût, brassant tous les gros clichés de l'érotisme porno chic, une espèce de gros plagiat à la louche de la séquence du film de KUBRICK avec Tom CRUISE et dont le titre m'échappe pour l'instant...
- Oui, peut-être mais il n'est pas de cela dont je voudrais parler. J'ai travaillé avec une chorégraphe absolument géniale qui s'appelait Odile DUBOC. Bon, moi je n'étais pas danseuse, je travaillais dans l'administration de sa compagnie mais si j'étais là, c'est parce que j'adorais la danse et que j'en faisais. Odile DUBOC parlait souvent de la musique des corps et qu'il était important pour chacun de trouver sa propre musique. Elle parlait peut-être aussi de « chant intérieur » ou « de propre danse ».
- J'avais entendu dire qu' elle avait toute une théorie pratique d'un ballet démocratique, où, dans un groupe, celui qui va guider est celui qui au fil du mouvement se retrouve devant les autres et donc le leadership bouge et change au fil du mouvement, etc.. Cette façon, bien sûr, contraste avec la façon du ballet classique qui organise la troupe de danse d'une façon totalement fasciste avec quelques étoiles qui brillent au dessus de premiers danseurs se trouvant au dessus des sujets etc. jusqu'au prolo coryphée.
- Ouais, et surtout le propre de la danse classique c'est de proposer un corps parfait à atteindre. Il faut en chier et en suer pour y arriver. C'est un modèle extérieur qui est proposé.
- Oui, enfin au XXIe siècle, les choses ont pu évoluer au sein des écoles de danse classique puisque si je ne m'abuse les techniques contemporaines de danse y sont aussi enseignées. Mais bon, la danse classique du XIXe siècle travaille le corps de la danseuse pour mieux le nier, il ne s'agit que de créer un corps évanescent proche de l'envol, qui ne pèse rien, qui tourbillonne sur pointes, porté ici et là accessoirement par des hommes qui ne sont que des porte-manteaux. La danse dite contemporaine dit « mon corps existe, il a un poids, et c'est en m'appuyant sur le sol que je peux le mouvoir ».
- Moi, je croyais que la danse contemporaine affirmait que tous les corps pouvaient danser.
- Oui, bien sûr, ce n'est pas contradictoire. L'idée est que tous les corps ont une danse. Chacun doit trouver sa danse, sa façon de se mouvoir.
- Et quel rapport avec RIHANNA et La CASTA ?
- Ben, dans le clip, il paraît évident qu'elles, enfin surtout la RIHANNA, reproduisent une gestuelle qui est plaquée sur leurs corps, elles ont plaqué sur leurs corps une représentation dite sexy qu'elles reproduisent mécaniquement et pas charnellement, ce qui est un comble dans le cas d'un clip érotique soft porno chic !
- Je ne comprends pas.
- Bon, alors je vais te raconter la suite de mes aventures : Trouvant le clip nul, j'ai regardé ce que me suggérait You Tube comme autres clips dans la colonne de droite et il y avait un clip d'Amy WHITEHOUSE intitulé « Fuck me Pumps ! ».
- Hahaha, c'est ce qu'on appelle la « sérendipité » ! de "te amo" à "Fuck me pumps", hahaha !
- Et là, waow ! le corps d'Amy WHITEHOUSE respire le désir et la chair mais nous ne sommes pas du tout dans un décor gros lourd et symbolique lourdaude, elle est juste avec un micro, une robe et elle se balade en ville. Et waow ! tout est fluide comme le corps de Marylin MONROE. C'est du sexy en essence dense. C'est juste super chouette ! https://youtu.be/iVaqQe3V498
- Ouais, enfin, que ce soit Marylin MONROE ou Amy WHITEHOUSE, il est difficile de dire que leur bonne connaissance de leur danse intérieure ne les ait vraiment aidé à vivre alors que la RIHANNA et la CASTA ont de solides comptes en banque .
- Ah, d'où la représentation dite bourgeoise, je viens de comprendre...
- Ben, c'est bien, tu vas pouvoir m'expliquer, parce que moi, je continue à patauger dans la semoule...
- Ben, justement, c'est grosso modo ce que disait Odile DUBOC, c'est bien de patauger, il ne faut pas tout de suite vouloir faire « bien ».
- Mais vous parlez de quoi ?
- Bon, moi, je voudrais aussi raconter une histoire au sujet de cette question de la représentation bourgeoise de l'art et de l'artiste: un jour j'ai entendu Alain FINKIELKRAUT raconter à la radio une histoire au sujet du journal d'un peintre, style italien de la Renaissance, qui avait été retrouvé, alors je ne sais plus s'il s'agit d'une nouvelle littéraire ou de faits réels, mais toujours est-il que les uns et les autres, historiens d'art et curieux, s'attendaient à ce que ce monsieur, grand artiste, disserte dans son journal de la beauté, de ses travaux de peintures et de leurs avancées, bref de sa quête, or ce monsieur, grand peintre par ailleurs, décrivait chaque jour dans son journal la forme, la texture et l'odeur de ses étrons. Voilà, ce n'est pas une représentation bourgeoise de l'artiste et de l'art.
- C'est vrai qu'on a tendance à oublier que notre corps créée du caca tous les jours que Dieu fait.
- Mais qu'est-ce que Dieu vient fiche là-dedans !
- Dedans quoi ? dans le caca ?
- Je comprends de moins en moins.
- C'est bon signe.
(à
suivre)
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