Nous avons retrouvé l'ouvrage « la condition Postmoderne », Jean-François LYOTARD, 1979, éditions de Minuit.Et nous l'avons trouvé très pertinent en cette année 2016 , extrait :


"Introduction :
Cette étude a pour objet la condition du savoir dans les sociétés les plus développées. On a décidé de la nommer « postmoderne ». Le mot est en usage sur le continent américain, sous la plume de sociologues et de critiques. Il désigne l'état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe sicèle. Ici, on situera transformations par rapport à la crise des récits.
La science est d'origine en conflit avec les récits. A l'aune de ses propres critères, la plupart de ceux-ci se révèlent des fables. Mais, pour autant qu'elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et qu'elle cherche le vrai, elle se doit de légitimer ses règles de jeu. C'est alors qu'elle tient sur son propre statut un discours de légitimation, qui s'est appelé philosophie. Quand ce métadiscours recourt explicitement à tel ou tel grand récit, comme la dialectique de l'Esprit, l'herméneutique du sens, l'émancipation du sujet raisonnable ou travailleur, le développement de la richesse, on décide d'appeler « moderne » la science qui s'y réfère pour se légitimer. C'est ainsi par exemple que la règle du consensus entre le destinateur et la destinataire d'un énoncé à valeur de vérité sera tenue pour acceptable si elle s'inscrit dans la perspective d'une unanimité possible des esprits raisonnables : c'était le récit des Lumières, où le héros du savoir travaille à une bon fin éthico-politique, la paix universelle. On voit sur ce cas qu'en légitimant le savoir par un métarécit, qui implique une philosophie de l'histoire, on est conduit à se questionner sur la validité des institutions qui régissent le lien social : elles aussi demandent à être légitimées. La justice se trouve ainsi référée au grand récit, au même titre que la vérité.
En simplifiant à l'extrême, on tient pour « postmoderne » l'incrédulité à l'égard des métarécits. Celle-ci est sans doute un effet du progrès des sciences ; mais ce progrès à son tour la suppose. A la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l'institution universitaire qui dépendait d'elle. La fonction narrative perd ses foncteurs, le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but. Elle se disperse en nuages d'éléments langagiers narratifs, mais aussi dénotatifs, prescriptifs, descriptifs, etc, chacun véhiculant avec soi des valences pragmatiques sui generis.
Chacun de nous vit aux carrefours de beaucoup de celles-ci. Nous ne formons pas des combinaisons langagières stables nécessairement, et les propriétés de celles que nous formons ne sont pas nécessairement communicables.
Ainsi la société qui vient relève moins d'une anthropologie newtonienne ( comme le structuralisme ou la théorie des systèmes) et davantage d'une pragmatique des particules langagières.
Il y a beaucoup de jeux de langage différents, c'est l'hétérogénéité des éléments. Ils ne donnent lieu à institution que par plaques, c'est le déterminisme local.
Les décideurs essaient pourtant de gérer ces nuages de socialité des matrices d'input/output, selon une logique qui implique la commensurabilité des éléments et la détermination du tout. Notre vie se trouve vouée par eux à l'accroissement de la puissance. Sa légitimation en matière de justice sociale comme de vérité scientifique serait d'optimiser les performances du système, l'efficacité. L'application de ce critère à tous nos jeux na va pas sans quelque terreur, douce ou dure : Soyez opératoires, c'est-à-dire commensurables, ou disparaissez.
Cette logique du plus performant est sans doute inconsistante à beaucoup d'égards, notamment à celui de la contradiction dans les champs socio-économiques : elle veut à la fois moins de travail (pour abaisser les coûts de production) et plus de travail (pour alléger la charge sociale de la population inactive). Mais l'incrédulité est désormais telle qu'on n'attend pas de ces inconsistances une issue salvatrice, comme le faisait MARX.
La condition postmoderne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la positivité aveugle de la délégitimation. Où peut résider la légitimité, après les métarécits ? Le critère d'opérativité est technologique, il n'est pas pertinent pour juger du vrai et du juste. Le consensus obtenu par discussion, comme le pense HABERMAS ? Il violente l'hétérogénéité des jeux de langage. Et l'intervention se fait toujours dans le dissentiment. Le savoir postmoderne n'est pas seulement l'instrument des pouvoirs. Il raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter l'incommensurable. Lui-même ne trouve pas sa raison dans l'homologie des experts mais dans la paralogie des inventeurs.
La question ouverte est celle-ci : une légitimation du lien social, une société juste, est-elle praticable selon un paradoxe analogue à celui de l'activité scientifique ? En quoi consisterait-il ?"

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