Josette, espionne rousse du réel, continue de lire l'article « Technique » du chapitre KOINÔNIA de l'ouvrage « les carrefours du labyrinthe » de cornélius CASTORIADIS publié en 1978 aux éditions du seuil dans une collection de la revue ESPRIT.
« La
« techné » grecque.
Technique,
du grec technè, remonte à un verbe très ancien teuchô (uniquement
mais innombrablement attesté par les poètes, radical t(e)uch-,
indo-européen th(e)uch, dont le sens central chez HOMèRE est
« fabriquer », « produire », « construire » ;
teuchos, « outil », « instrument », est aussi
l'instrument par excellence : les armes. Déjà chez HOMèRE
s'accomplit le passage de ce sens à celui de causer, faire être,
amener à l'existence, souvent détaché de l'idée de fabrication
matérielle, mais jamais de celle de l'acte approprié et efficace ;
le dérivé tuktos, « bien construit », « bien
fabriqué », en vient à signifer achevé, fini, complété ;
tektôn, au départ le charpentier, est aussi chez HOMèRE l'artisan
ou l'ouvrier en général , et ultérieurement le maître dans une
occupation donnée, finalement le bon constructeur, producteur ou
auteur. Technè, « production » ou « fabrication
matérielle », devient rapidement la production ou le faire
efficace, adéquat en général (non nécessairement relié à un
produit matériel), la manière de faire corrélative à une telle
production, la faculté qui la permet, le savoir-faire productif
relatif à une occupation et (à partir d'HéRODOTE, de PINDARE et
des tragiques) le savoir-faire en général, donc la méthode,
manière, façon de faire efficace. Le terme arrive ainsi à être
utilisé (fréquemment chez PLATON) comme quasi-synonyme du savoir
rigoureux et fondé, de l'epistèmè. Dans la période classique, il
est connoté par les oppositions technè-paideia (occupation
professionnelle lucrative opposée à l'apprendre désintéressé),
technè-tuchè (causation par un faire efficace car conscient ,
s'opposant à un effet du hasard), enfin technè-physis. Les
stoïciens définiront la technè comme « hexis hodopoiètiké »,
habitus créateur de chemin.
Parallèlement
à ce dégagement, que les documents font apparaître immédiat, du
sens du savoir-faire approprié et efficace à partir d'un sens de
fabrication, il importe de constater le dégagement, infiniment plus
lent et incertain jusqu'à la fin, à partir du « fabriquer »
matériel, du concept de « création » (poièsis) auquel
finalement ARISTOTE amarrera la technè. Des deux sens initiaux du
verbe poieô (to make et to do), seul le premier (donc produire,
construire, fabriquer) existe chez HOMèRE et presque comme un
synonyme parfait de « teuchô ». Le troisième :
créer, ne surgira qu'à l'époque classique. A ses débuts, la
pensée grecque ne peut prendre en considération le ex nihilo
(incapacité en laquelle la rejoindra en fait toute la philosophie
jusqu'à nos jours). Ce qui fait exister autre chose que ce qui déjà
était, ou bien est « physis » (et donc l'autre chose
n'est pas vraiement autre), ou bien est technè, mais la technè
procède toujours à partir de ce qui est déjà là, elle est
assemblage, ajustement réciproque, transformation appropriée des
matériaux. HOMèRE ne dit pas de ZEUS qu'il fait être un orage de
pluie ou de grêle, mais qu'il « etuxen » (Iliade, 10,
6), il le fabrique, le produit, l'assemble. Les dieux sont dans la
technè, ils en sont les possesseurs initiaux (ESCHYLE, Prométhée,
V.506 : toutes les « technai » viennent aux mortels
de Prométhée). Optique qui restera dominante jusque dans « le
Timée », dont le dieu construit le monde à partir d'éléments
préexistants de tous ordres qu'il assemble, mélange, transforme,
ajuste les uns aux autres à la lumière de son savoir, en véritable
technitès – démiurge au sens classique du terme, ce qu'on appelle
aujourd'hui « artisan ».
C'est
pourtant PLATON qui donnera le premier la pleine détermination de la
poièsis : « Cause qui, quelle que soit la chose
considérée, fait passer celle-ci du non-être à l'être ».
(Banquet, 205b), de sorte que « les travaux qui dépendant
d'une technè, qu'elle qu'elle soit, sont des poièsis et leurs
producteurs sont tous des poètes (créateurs) ». Ce que PLATON
aura ainsi, une fois de plus semé en passant sera repris
explicitement par ARISTOTE : la technè est une « hexis »
(habitus, disposition permanente acquise) poiètikè, à savoir :
créatrice, accompagnée de raison vraie (méta logou alèthous) ;
comme la « praxis », elle vise 'ce qui pourrait aussi
être autrement », donc son champ est le possible
(« endéchoménon kai allôs échein », ce qui accepte en
lui-même d'être disposé autrement), mais elle diffère de la
praxis en ce que sa fin est un « ergon » (œuvre,
résultat) existant indépendamment de l'activité qui l'a fait être
et valant plus qu'elle. Elle a toujours le souci de la genèse,
considère comment faire advenir ce qui, en lui-même, pourrait aussi
bien être que ne pas être « et dont le principe se trouve
dans le créateur et non dans le créé », elle laisse donc
hors de son champ tout ce qui « est ou advient par nécessité
ou selon la nature, et par conséquent possède en lui-même son
principe. » Il y a donc un domaine où le faire humain est
créateur : « La technè en général ou bien imite la
physis ou bien effectue ce que la nature est dans l'impossibilité
d'accomplir. » »
Le
texte se poursuivait mais Josette s'était endormie en lisant. Elle
rêvait une Grèce Antique où internet et la world wide web
existeraient et où les chacuns et les chacunes pourraient consulter
toutes sortes de tutoriels concernant ceci ou cela, « courir un
cent mètres »ou « construire un choeur antique »,
« construire une fusée en aluminium inoxydable » ou
« réaliser un filtre d'amour », « bâtir un temple apollinien » ou « dresser une fête dionysiaque »,
etc..
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