Mon histoire de la danse est la seule que je comprenne, épisode 4

En l'an 90, un soir d'automne, je suis assise à l'un des pupitres du hall d'entrée du TNP de Villeurbanne quand un monsieur au visage émacié me demande des places au nom de Dominique BAGOUET. Ne trouvant son nom sur les listes, en bonne stagiaire, je me tourne vers l'attaché de presse qui interrompt sa conversation, salue le monsieur et lui explique que les places pour les professionnels sont au pupitre situé en face. Le monsieur nous remercie, nous salue et se dirige vers l'autre côté. Il me semble vraiment très maigre et l'attachée de presse me chuchote « SIDA ». Le lendemain alors que je découpe des articles de presse et légende des photos, les attachés de presse et peut-être des journalistes discutent et j'entends des brides comme « la maladie a terriblement avancé en deux ans » «  je ne l'avais pas revu depuis la dernière biennale » Et là je me souviens avoir vu deux années auparavant et précisément au TNP « les petites pièces de Berlin » chorégraphié par le monsieur. J'étais restée étrangère à la pièce, et je crois avoir dit que je n'aimais pas, ne serait-ce qu'en réaction aux articles de presse élogieux qui avaient parlé de chef d'oeuvre . Je me souviens vaguement de pas de trois, de bruit d'avions et d'un décor à la schemller [en fait, il y avait aussi un personnage de superman, j'crois]. C'est à cette époque, en raison de quelque chose que j'avais lu, que les personnes de Dominique Bagouet et Roland Barthes se superposeront dans mon esprit. Puis l'année suivante, je travaille avec la compagnie d'Odile Duboc, où j' « assiste la production » et il me semble comprendre que pour certains danseurs et danseuses , Dominique Bagouet est une sorte de saint François d'Assise, son centre chorégraphique à Montpellier un lieu saint et les danseurs de sa compagnie des élus. Puis l'année suivante, des histoires circulent et racontent que la compagnie Bagouet remonte une ancienne chorégraphie du monsieur intitulée peut-être « so schnell » , que l'assistante-répétitrice dont le patronyme est Abeille n'en peut plus, que le monsieur est presque toujours dans le coma et ne revient presque plus parmi eux ni à lui. Puis c'est un jour d'hiver nous regardons la télévision avec des danseuses dans une maison à Belfort et le journal télévisée annonce la mort du chorégraphe , il y a de grandes exclamations, des coups de fil ou peut-être y a t'il eu d'abord un coup de fil annonçant le décès puis la télé a été allumée, je ne sais plus vraiment . C'était bizarre parce que cela était comme si ce monsieur avait déjà été mort pour tout le monde, qu'il s'agissait simplement de l'officialiser, que sa mort n'étant que le soulagement de sa lente agonie. Puis suit toute une histoire autour des danseurs qui décident de poursuivre sa compagnie, de remonter les pièces, de transmettre la mémoire. Telles les premières communautés chrétiennes, les danseurs ayant connu le fils de l'homme pensent qu'il est de leur devoir de transmettre l'oeuvre. Bien sûr, tout cela est très bien, mais à 'l'époque tout cela se déroule dans une quasi hystérie et je ne comprends plus aujourd'hui pourquoi il y avait tant de blablabla autour d'une entreprise qui semble a posteriori bien rationnelle ; peut-être y avait-il des raisons d'argent,de places à prendre.et de lieu à quitter ; peut-être parce que la "danse contemporaine française" s'était en partie construire dans les discours face aux institutions sur le credo de l'hérésie du patrimoine, de l'axiome selon lequel il n'y a de création qu'au présent ("les ballets du temps présent") et qu'ainsi "vouloir faire perdurer une oeuvre d'un chorégraphe mort" perturbait ces fondations. un chorégraphe prématurément mort, c'était la grande nuance. Mort né. Il faudrait se refigurer le début des années 90, les ordinateurs personnels sont encore une nouveauté relativement onéreuse, les fichiers sont physiques et consistent en des roues de plastiques avec des fiches en cartons, il y a des cabines téléphoniques à carte mais il n'est pas possible de teléphoner avec sa carte bleue et dans les salles de spectacle où se représentent de la danse plus d'un se surprend à éprouver un ennui poli, et où subrepticement un doute s'est installé : maintenant que nous avons accès aux théâtres, que nous avons des lieux de travail chauffés et adéquats, que nos danseurs sont plus ou moins bien payés, n'aurions-nous plus rien à dire ? « ce n'est plus dans la danse que çà se passe ! » m'avait dit quelqu 'un qui partait travailler avec des gens du cirque. et Dominique Bagouet se meurt et Dominique Bagouet meurt, et tout un inconscient collectif s'y engouffre, la danse a perdu son petit prince, la danse française a trouvé son martyr, il s'est tellement usé à revendiquer des lieux de travail décent qu'il meurt alors que son œuvre commence à peine... Les caricatures ont leur vertus que la vertu ignore ; cependant je me rappelle très bien de cette thèse de la culpabilité du « milieu chorégraphique français» envers ce monsieur discret et reservé qui m'avait demandé des places à son nom pour aller voir les danseurs de Cunnigham s'ébattre dans des coussins en aluminium signé par monsieur Warhol sur la scène du Théatre National Populaire de Villeurbanne où lui-même avait représenté ces petites pièces de Berlin. Puis j'ai vu une pièce au théâtre de la ville, peut-être so schnell, dont je ne me souviens pas si ce n'est peut-être qu'un danseur que je connais se tient longtemps à l'avant scène cour et que peut-être les costumes sont gris mousse et que certains portent des sortes de sabots mais cela estfort possiblement erronée, il n'est pas ici d' Histoire académique de la Danse avec une hache inspirée et un dé majuscule à coudre, juste les bouts de ma mémoire qui tels des continents dérivent ici ou là, alors que tous les « programmes » soit les petits bouts de papier donnés dans les salles où se lisent le nom des interprètes, des co-producteurs et d'autres informations utiles et inutiles, collectés par ma personne et aujourd'hui dispersés ne peuvent agir tels des madeleines ou des objets médiuminiques, Puis j'ai vu le saut de l'ange à la maison des arts de créteil, dans mon souvenir cela commence par un danseur qui fait un grand saut dans une sorte de bassin qui prend les ¾ du plateau et ensuite toute la pièce se passe dans les espaces qui restent, mais je ne me souviens que du saut et il est possible qu'il clot la pièce. Peut-être même ai-je vu « Meublé sommairement » ?, j'ai un vague souvenir d'une brochette de trois grandes filles à jambes longues et robes blanches avançant en zig zag. De toute façon, lorsque je pense aux danseurs ou à la danse chez Bagouet, j'ai un sentiment de personnages de boîte à musique, d'espaces aberrants, de mécanique grippée, ce n'est pas le rien et le presque rien, c'est plutôt le pas tout et presque pas, c'est la clairière après le banquet, Puis je vois Jours étranges au Centre Georges Pompidou. Ce devait être encore l'ancienne salle de spectacle avec ses sièges en plastique pourri. Et là le monsieur au visage émacié qui me demande des places à son nom pour disposer d'un siège dans la salle de spectacle est là de nouveau, il me sourit, et se dirige vers l'autre côté.

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