Josette, espionne rousse du réel : La lecture de « marxisme et sciences humaines » de Lucien GOLDMANN.
Josette
lisait l'introduction d'un recueil d'articles et de conférences
réalisés par lucien GOLDMANN et publié en 1970 dans la
collection « idées » des éditions GALLIMARD :
«
Le lecteur ne s'étonnera pas si à la lumière des quinze dernières
années et notamment l'expérience des mouvements contestataires qui
s'est développé depuis trois ou quatre ans, ma pensée s'est
précisée et concrétisée par rapport aux articles réunis dans le
présent volume.
Dans
cette évolution, un point surtout m'apparait important : un
certain nombre de ces articles sont rédigés dans le contexte
intellectuel antérieur à 1968 où d'importants théoriciens de la
droite comme Raymond ARON, du centre humaniste et libéral comme
David RIESMAN ou même de l'extrême gauche comme MARCUSE et l'Ecole
de Francfort affirmaient la stabilisation sinon définitive tout au
moins durable de la nouvelle société technocratique et la tendance à
la disparition de tout esprit contestataire - « fin des
idéologies », « disparition du Radar intérieur »,
« homme unidimensionnel » _ où les structuralistes non
génétiques ou, si l'on préfère, formalistes et d'inspiration
linguistique, développaient une idéologie qui reléguait
l'histoire, l'homme et la signification au rebut des vieux préjugés
et nus proposaient une culture centrée uniquement sur la
combinatoire des moyens, sans aucun intérêt pour les fins et les
valeurs, alors que les socialistes yougoslaves lançaient l'idée
d'autogestion et que des théoriciens marxistes italiens comme Victor
FOA et Bruno TRENTIN suivis bientôt en France par Serge MALLET et
André GORZ lançaient la théorie de la nouvelle classe ouvrière et
du réformisme révolutionnaire. .
C'est
par rapport à cette discussion et à cette problématique que je
prends position dans un certain nombre de mes articles en soulignant
la nécessité d'abandonner la théorie marxienne de la paupérisation
et du caractère révolutionnaire de la classe ouvrière, de
reconnaître qu'il n'y a jamais eu de révolution proprement
prolétarienne et que dans les pays industriels avancés le
prolétariat s'est, depuis le début du siècle, déjà intégré à
l'ordre social existant ; Enfin, de concevoir la lutte pour le
socialisme comme une lutte pour les consciences fondée sur les
possibilités ouvertes par le développement des nouvelles couches
moyennes salariée ou , si l'on préfère, de la nouvelle classe
ouvrière que les mutations techniques développent progressivement
et tendent à subsituer non seulement aux anciennes couches moyennes
indépendantes, aux notables, mais aussi à la classe ouvrière
traditionnelle. Je partais notamment de l'idée que tant la
perspective de Raymond ARON, Daniel BELL, RIESMAN et de mARCUSE que
celle de TRENTIN, FOA, MALLET et GORZ représentaient deux
possibilités de l'évolution parmi lesquelles le devoir des penseurs
et des militants socialistes était de lutter pour la réalisation
de la seconde. Aujourd'hui ces analyses me paraissent à la fois
justes- en grande partie tout au moins – et unilatérales et cela
veut dire qu'elles ont besoin d'une précision et d'une mise au point
dont j'essaierai d'esquisser ici les éléments les plus importants.
En
ce qui concerne la classe ouvrière traditionnelle, s'il est vrai
qu'elle a été intégrée dans les sociétés occidentales à l'orre
capitalistique et n'a jamais joué le rôle que lui attribuaient les
analyses marxiennes, il n'en reste pas moins vrai que cette
intégration a eu un caractère spécifique différent de
l'intégration de toutes les autres couches sociales : celui de
s'effectuer sur le plan epistémologique et culturel sous forme d'une
contre-culture authentique et fortement oppositionnelle qui s'est
manifestée par la création des partis ouvriers politiquement
intégrés, réformistes et conservateurs mais culturellement et
idéologiquement oppositionnels et contestataires, depuis la
social-démocratie allemande d'avant-guerre jusqu'aux partis
communistes contemporains.
Cela
eut pour conséquence que, bien que n'yant jamais déclenché de son
propre chef une crise révolutionnaire, la classe ouvrière est
néanmoins intervenue – sauf lorsque les intérêts immédiats de
ses organisations, comme en 1914 en Allemagne par rapport aux
intérêts stratégiques de l'Empire ou en 1933 et en 1939 par
rapport aux intérêts de politique extérieure de l'U.R.S.S., ont
réussi à empêcher toute action – depuis juin 1848 jusqu'à mai
1968, de manière active en tant que force oppositionnelle et
contestataire, chaque fois, qu'une pareille crise était née à partir
de circonstances extérieures.
Le
caractère spécifique de cette intégration et ses conséquences
particulièrement importantes doivent bien entendu être analysés
et fondés sur le plan théorique. Sur ce point, je voudrais formuler
une hypothèse:l'intégration me paraît être le résultat non
seulement de l'amélioration du niveau de vie et d'un certain nombre
de conquêtes syndicales, mais aussi de la participation active et
quotidienne au processus de production et, implicitement, au
fonctionnement de la société capitaliste. Le caractère
oppositionnel -culturellement et idéologiquement contestataire –
de cette intégration- et ici l'analyse géniale de MARX reste
entièrement valable – par le fait que des ouvriers n'ayant rien
d'autre à vendre que leur force de travail – et cela veut dire en
dernière instance eux-mêmes – devaient nécessairement rester,
bien qu'à des degrés divers, rebelles à la réification, à
l'adaptation au marché et à la transformation des biens en
marchandises ; en d'autres termes, intégration fondée sur la
participation à la production, les avantages matériels et les
conquêtes syndicales, tendance à un refus existentiel de la
quantification généralisée sur le marché et de la transformation
des biens et des hommes en marchandises caractérisées, en premier
lieu et même uniquement par leur prix.
En
ce qui concerne les perspectives de transformation sociale, je crois
aujourd'hui que s'il s'agit toujours dans une grande mesure d'une
lutte pour la conscience et notamment pour la conscience des
ouvriers qualifiés et des techniciens, bref pour la conscience de la
nouvelle classe ouvrière, les probabilités qu'une pareille
transformation se produise effectivement sont beaucoup plus grande
que je ne le pensais au moment de la rédaction de certains articles
du présent volume.
En
dehors de la lutte pour la prise de conscience des salariés, il se
trouve que dans les pays industriellement avancés les classes
dominantes elles-mêmes, et notamment les technocrates, seront
probablement amenées à s'orienter également dans cette même
direction. On ne saurait imaginer en effet une société de classes
dans laquelle les couches dirigeantes ne s'appuient pas sur une
couche sociale plus large que leur permet de dominer idéologiquement
la majeure partie de la vie sociale. Dans le capitalisme libéral, et
même dans le capitalisme monopoliste en crise des années 1914-
1945, cette base sociale était constituée par les couches moyennes
indépendantes et par certaines couches supérieures de la classe
ouvrière traditionnelle. Or l'évolution technique et les
transformations sociales et économiques qu'elle entraine sont
précisément en train d'amenuiser et de réduire considérablement
ces deux catégories sociales.
A
moins de s'opposer à cette transformation _ et, implicitement, de
rester en arrière _, ce qui n'est bien entendu pas exclu pour un
certain nombre de pays, la bourgeoisie sociale parmi les techniciens,
et cela veut dire d'essayer de les gagner et de les intégrer par un
certain nombre de concessions et de compromis.
Sa
première réaction sera, bien entendu, de leur accorder des
avantages matériels, mais à la longue cela ne saurait suffire, ne
serait-ce que parce qu'en vertu d'une loi bien connue de
l'accumulation des avantages matériels doit, à partir d'un certain
moment, diminuer leur poids et leur importance. Il est donc probable
que les pays qui resteront à la pointe du progrès technique seront
ceux dans lesquels les classes dirigeantes accepteront des
modifications de structure, orientées vers la participation d'une
couche plus ou moins large de salariés à la gestion des
entreprises, pour pouvoir s'assurer un appui décisif parmi un large
secteur de techniciens et de spécialistes salariés.
Il
se dessine dans cette perspective, comme cela a été le cas pour a
prise de pouvoir de la bourgeoisie en Europe occidentale, la
possibilité de plusieurs chemins différents d'une évolution
extrêmement probable. En nous limitant aux deux cas extrêmes :
exactement comme la bourgeoisie a pu prendre le pouvoir en France à
travers une révolution et une alliance avec les couches populaires,
alors qu'elle a pris le pouvoir par une voie purement réformiste,
plein de soumissions et de compromis en Allemagne ; exactement
comme il y a eu d'une part la révolution française et d'autre part
l'Allemagne de Bismarck et de Guillaume II, il peut y avoir – pour
employer une terminologie proposée par H. LEFEBVRE – une voie
minimaliste et une voie maximaliste pour la modernisation de la vie
sociale et de la production. Or, du point de vue de la dignité
humaine et de la culture, et aussi, à moyen terme, du point de vue
politique et social, la différence entre les deux voies est
considérable et, étant donné le poids économique, social et
politique des pays industriels avancés, engage l'avenir de
l'humanité.
C'est
à l'intérieur de ce champ de possibilités que se situe la crise des
dernières années, et les jugements que nous devons porter sur elle.
Comme La Fronde d'abord, comme la révolution française elle-même
par la suite, elle est née de la conjonction des mécontentements
que la transformation économique et sociale a suscités parmi les
couches anciennes frappés par elle – classes moyennes
indépendantes, ouvriers traditionnels, minorités ethniques ou
raciales – et de ceux qui se développent dans des groupes
contestataires modenres nés précisément de cette transformation –
étudiants dont l'université ne saurait plus satisfaire les besoins
scientifiques et culturels, couches pauvres nés dans certains
centres urbains à partir de la concentration et de la modernisation
de l'industrie, aile radicale, des techniciens et des intellectuels.
Or l'action culturelle, sociale, et politique de ces couches – cela
devient de plus en plus probable, même si c'est encore loin d'être
une certitude – peut avoir une influence salutaire sur
l'orientation de l'évolution.
C'est
ici que se situe l'appréciation historique et sociologique du
gauchisme, des courants radicaux et même de ce phénomène social
non négligeable qu'est le développement dans la jeunesse d'une
contestation passive à caractère d'évasion, ce qu'on appelle
couramment les hippies. Pour ce qui concerne les gauchistes et les
radicaux, il ne s'agit pas de fermer les yeux devant l'insuffisance
de leurs analyses sociales et politiques, le caractère utopique, à
la fois naïf et généreux de leurs idéologies ; mais SOREL
disait déjà, et toute l'expérience historique nous le confirme,
que s'ils trouvent une base sociale, les mythes peuvent avoir une
fonction positive et salutaire, même si leur contenu explicite n'est
jamais réalisé. En ce sens, les mouvements radicaux sont à la fois
un des facteurs qui permettent d'espérer que ces transformations
pourront prendre les formes progressistes et valables pour la
culture, la dignité de l'homme et le socialisme. Il ne faut jamais
oublier que si il n'y a pas eu de fascisme En france et en
Angleterre, alors qu'il y a eu un fascisme italien t et allemand,
c'est, entre autres, parce que le sociétés bourgeoises anglaise et
française se sont constituées à travers une action
révolutionnaire, alors que c'est par en haut que ce sont constituées
les sociétés bourgeoises allemandes et italienne.
En
ce qui concerne le mouvement d'évasion qui se développe dans la
jeunesse, il est évidemment facile de voir ce qu'il peut avoir
d'insuffisant, de négatif, et même de hautement dangereux pour ceux
qui y participent, notamment la drogue, le refus de la culture assez
répandu parmi les hippies, etc. Mais il ne faut pas non plus oublier
que ce mouvement, qui a pris une ampleur non négligeable, constitue
l'expression sociale vague, imparfaite et contestable sans doute,
d'une réaction saine de refus de la société moderne technocratique
de consommation et aussi que dans leur refus pacifique et non
politique de cette société, ces jeunes gens et ces jeunes filles y
ont découvert une arme extrêmement puissante : la réduction
extrême de leurs besoins, les possibilités de vivre en communauté
de manière très pauvre et avec très peu d'argent.
Le
même problème se pose bien entendu aussi bien pour les jeunes
radicaux que pour les jeunes hippies seront-ils, oui ou non,
finalement récupérés (et si oui, dans quelle proportion?) par
l'establishment et la société de consommation ?
Pour
les gauchistes, la réponse dépend en très grande mesure de la
formation des mouvements socialistes non intégrés à la société
existante et non inféodés à aucune sorte d'institution étatique,
auxquels ils pourraient s'intégrer.
Pour
les jeunes hippies, le problème est plus complexe. Il est évident
que seule une toute petite minorité pourra vivre de manière durable
en marge de la société de consommation, ou bien – et c'est le
seul espoir positif que comporte leur courant – le mouvement des
petites collectivités, de communes, qui est en train de se
développer parmi eux, prendra de l'ampleur et réussira, étant
donné le peu de besoins matériels de leurs membres, à s'insérer
dans la production à travers des professions marginales demandant un
travail irrégulier ou à temps partiel, créant ainsi des premiers
îlots de vie humaine, communautaire et – pourquoi pas ? -
socialiste, dans une société basée sur l'intérêt individuel et
sur l'efficacité. Je n'oserai pas dire que les chances d'une telle
évolution sont dès maintenant grandes, mais elles existant et il
fallait les mentionner.
Un
dernier mot pour terminer. La même expérience historique qui nous
amène à voir l'importance des mouvements radicaux et du rôle
qu'ils peuvent jouer dans l'histoire doit nous rendre attentifs aussi
aux dangers qu'ils recèlent. Si la bourgeoisie française a pris le
pouvoir en s'alliant au peuple et en s'appuyant sur lui, elle s'en
est aussi débarrassé de manière aussi barbare que sanglante en
juin 1848 et en 1871 après la chute de la Commune. Il n'est pas
exclu qu'une évolution radicale vers la modernisation n'entraine par
la suite un conflit entre une minorité privilégiée de producteurs
et les masses sur lesquelles cette minorité s'est appuyée pour
réaliser ses aspirations mais qu'elle essaiera par la suite
d'éliminer de la production et de la gestion, et dont elle voudra
surtout éliminer l'influence. Je crois que c'est une des fonctions
les plus importantes des penseurs socialistes contemporains que de
contribuer, dans la mesure de leur pouvoir, à ce que de pareils
affrontements soient réduits au minimum et que les conquêtes
socialistes et humanistes soient non seulement un élément essentiel
de l'évolution à venir mais gardent aussi un caractère durable.
Aujourd'hui
encore, et malgré toutes les transformations et les modifications
qu'il est extremement important d'analyser de manière positive et
scientifique, l'alternative formulée par MARX et par Rosa LUXEMBURG
reste toujours valable ; aux deux pôles extrêmes de la
barbarie et du socialisme.
Quant
à l'évolution historique, qui n'est rien d'autre que le résultat
global des actions humaines, je crois qu'on peut raisonnablement
espérer qu'elle évitera la première, même si nous devons accepter
comme réel le risque qu'elle ne réalise pas entièrement le second.
L'essentiel étant de faire tout notre possible pour que cette
évolution nous mène assez près du socialisme pour réduire la
barbarie au minimum.
Paris, septembre
1970. »
Josette se gratta
la tête et éternua.
(à suivre).
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